TOPOGRAPHIE ET TACTIQUE A ALESIA
Ils sont passés par ici, ils repasseront par là...
La description faite par César des derniers combats devant l’Alésia antique correspond-elle au site d’Alise-Sainte-Reine ? Si la réponse à cette question est positive, cela renforce considérablement l’hypothèse de la localisation de l’Alésia antique sur ce site. Dans le cas contraire les conclusions à tirer de ce fait seraient lourdes de conséquences pour la vraisemblance historique du site. Cet examen s’impose donc, et particulièrement sur deux éléments essentiels : les caractéristiques topographiques des lieux d’affrontement et l’adaptation de ces données à la tactique suivies par les deux adversaires.
Nous retiendrons trois ensembles géographiques à Alise-Sainte-Reine :
- La plaine des Laumes et la rivière de la Brenne
- La montagne au nord et le camp des deux légats
- Les lieux escarpés que tentent d’escalader les assiégés gaulois.
QUELLES SONT LES CARACTERISTIQUES TOPOGRAPHIQUES DE CES 3 LIEUX ?
1 - La plaine des Laumes et la rivière de la Brenne
Une plaine est par définition une surface plane, s’étalant entre des montagnes ou des collines. Comment situer exactement la plaine des Laumes devant le mont Auxois ?
Sur le plan d’Alésia dressé par Napoléon III[i], la plaine des Laumes est indiquée comme la surface géographique où coule la Brenne, entre le village de Pouillenay au sud-est et celui des Laumes au nord-ouest. Sur les plans qui suivront[ii], la plaine des Laumes sera indiquée comme la surface géographique située entre la pointe ouest du mont Auxois d’une part, et le village de Venarey d’autre part, sans indications de limites nord et sud. Sur le plan du siège d’Alésia des dernières fouilles[iii], la plaine des Laumes n’est pas nommée, alors que le sont le mont Auxois et chacune des collines qui entourent celui-ci.
Cette imprécision est déjà la marque d’une difficulté certaine à faire correspondre la plaine de 3 000 pas de César avec la réalité d’Alise-Sainte-Reine.
De plus et dans les trois cas, les rives tranchées de la Brenne et son débit[iv] coupent la plaine en y formant un véritable obstacle militaire.
2 - La montagne au nord et le camp des deux légats
La montagne décrite par César au nord de l’oppidum d’Alésia a été considérée depuis Napoléon III comme étant le mont Réa. L’hypothèse de Jacques Harmand consistant à assimiler la montagne au nord avec la montagne de Bussy n’a pas été validée et on est vite revenu au mont Réa. Or celui-ci n’est pas au nord du mont Auxois mais au nord-ouest.
Le camp des 2 légats a été placé depuis Napoléon III au pied du flanc sud-est du mont Réa, après la découverte à cet endroit de fossés divers et de matériel numismatique et militaire. Par contre, sur le plan des dernières fouilles[v], ce camp (camp D) n’est plus indiqué, contrairement aux autres camps (A, B, C, G, H, I, K) qui le sont encore.
La topographie d’Aise-Sainte-Reine oblige donc à mettre au nord-ouest une montagne qui doit être au nord, et le résultat des dernières fouilles efface le camp supposé par Napoléon III. Aucun de ces deux points n’a donc de solution acceptable.
3 – Les lieux escarpés que tentent d’escalader les assiégés gaulois
César : « Les assiégés, désespérant de venir à bout des fortifications de la plaine car elles étaient formidables, tentent l’escalade des hauteurs ; ils y portent toutes les machines qu’ils avaient préparées. Ils chassent les défenseurs des tours sous une grêle de traits, comblent les fossés avec de la terre et des fascines, font à l’aide de faux une brèche dans la palissade et le parapet[vi]. »
Léopold-Albert Constans, qui sert de référence pour la traduction de La Guerre des Gaules (et partisan d’Alise) traduit donc par « hauteurs » l’expression latine loca praerupta. Depuis Napoléon III,ces « hauteurs » sont considérées comme étant les pentes du versant nord de la montagne de Flavigny[vii], au sommet de laquelle est supposé être le camp de César (camp A ou camp B).
Or dans le bilan des dernières fouilles[viii] et dans le livre de vulgarisation de Michel Reddé[ix], l’impasse est faite sur ces fameuses « hauteurs ». On a là encore une question topographique sans réponse.
COMMENT LA TACTIQUE MILITAIRE S'APPLIQUE-T-ELLE A CES 3 LIEUX ?
1 - La plaine des Laumes et la rivière de la Brenne
La surface de la plaine
César nous dit très clairement que « les 8 000 cavaliers de l’armée de secours couvrent toute la plaine[x]… ». Or, quelles que soient la surface attribuée à la plaine des Laumes, en fonction de ses diverses limites nord, sud, est et ouest, cette surface est manifestement beaucoup trop importante pour être couverte par 8 000 cavaliers[xi].
Vues sur la plaine
César nous indique aussi que lors de la bataille de cavalerie de la plaine « les Gaulois qui étaient enfermés dans l’enceinte de nos lignes et ceux qui étaient venus à leur secours, encourageaient leurs frères d’armes par des clameurs et des hurlements. Comme l’action se déroulait aux yeux de tous, et qu’il n’était pas possible qu’un exploit ou une lâcheté restassent ignorés[xii]… ». On comprend donc que les actions individuelles des cavaliers dans la plaine peuvent être vues par les Gaulois, d’une part depuis le mont Auxois par les assiégés, d’autre part depuis les hauteurs de Mussy-la-Fosse par les fantassins de l’armée de secours. Or, si l’on prend la ferme de l’Epineuse comme centre géographique de la plaine des Laumes, les distances entre celle-ci et les observatoires sont de :
- 1 400 m pour les premières pentes de Mussy-la-Fosse,
- 2 200 m pour le sommet ouest du mont Auxois,
- 3 000 m pour le camp A (observatoire de César)
Qui peut prétendre qu’à de telles distances, les gestes de bravoure ou de lâcheté des cavaliers pouvaient être aperçus depuis les hauteurs environnantes ?
L’obstacle militaire de la Brenne
Dans son récit, César n’indique nulle part d’obstacle militaire dans la plaine. Or nous savons que les écrits de La Guerre des Gaules forment un récit militaire précis et concis, où le narrateur indique les éléments topographiques lorsque ceux-ci jouent un rôle militaire. Contrairement à l’Oze et l’Ozerain, la Brenne joue un rôle militaire évident tout particulièrement lors de la bataille de cavalerie entre les Romains et l’armée de secours gauloise. C’est en effet une rivière suffisamment importante pour que sa largeur, sa profondeur et l’escarpement de ses rives en opposent une gêne considérable voire un obstacle périlleux à une charge de cavalerie. En outre, elle s’opposerait nécessairement aux replis suivis des regroupements et des nouveaux assauts qui caractérisent ces batailles. Enfin, elle mettrait gravement en danger la cavalerie ayant le dessous si celle-ci devait la franchir après une volte face et un repli vers son camp : le risque de livrer bataille avec cet obstacle dans le dos serait considérable.
Les plans établis par Claude Grapin et Pascale Guillou dans Archéologia Hors-série spécial Muséoparc Alésia[xiii] en tiennent compte à leur manière : la Brenne n’est pas représentée alors même que c’est l’élément militaire le plus important qui aurait perturbé la bataille de cavalerie sur la plaine des Laumes. Ainsi, sur ces plans, aucun obstacle véritable ne coupe la plaine des Laumes, hormis l’Ozerain dont la faible profondeur et le mince débit[xiv] n’interdisent pas le passage de milliers de cavaliers.
2 - La montagne au nord et le camp des deux légats
La montagne au nord
Le Muséoparc ne nomme pas la montagne au nord, ni ne fait mention du mont Réa. Il indique simplement « un point faible situé au nord, dans une zone occupée par un massif trop développé pour avoir pu être intégré[xv]. »
Le camp des deux légats au pied du flanc est du mont Réa
Le Muséoparc ne nomme pas non plus le camp de la montagne au nord. Et pourtant le camp est reproduit sur les plans[xvi] du Muséoparc à l’emplacement du camp D de Napoléon III, alors même que de nos jours personne, pas un chercheur, pas un archéologue ne sait où situer ce fameux camp !
Le trajet de nuit du contingent gaulois de Vercassivellaunos
Le Muséoparc nous indique le trajet effectué par les 60 000 hommes du contingent gaulois de Vercassivellaunos, contingent prélevé sur l’armée de secours. Le trajet est décrit comme une grande boucle partant de Mussy-la-Fosse (camp présumé de l’armée de secours) et arrivant à Ménétreux-le-Pitois au flanc nord-ouest du mont Réa.
Or César nous dit : « Vercassivellaunos sortit du camp [supposé être à Mussy-la-Fosse] à la première veille ; ayant à peu près terminé son mouvement au lever du jour, il se dissimula derrière la montagne[xvii] [supposé être le mont Réa]… »
Un calcul simple sur carte du trajet entre les deux villages, en faisant une large boucle passant par Grignon à l’ouest, nous donne la distance de 10 km. Ainsi, dans l’hypothèse du Muséoparc, il faudrait une nuit entière à des fantassins aguerris pour faire à pied 10 km sur terrain plat !
Où placer le camp des deux légats à Alise ?
Il existe au sommet du mont Réa, à la côte 375, une surface plane d’environ 8 hectares. Ainsi, rien ne se serait opposé à ce que les Romains établissent un camp de 8 ha sur le sommet du mont Réa :
- La surface est plane ;
- La vue s’étend à 360°, sur le mont Auxois au sud-est, sur la plaine des Laumes au sud, sur la combe de Ménetreux-le-Pitois au nord;
- La situation en hauteur, donc en position dominante, permet de s’affranchir des attaques.
Mais si le camp de la montagne au nord se trouvait finalement au sommet, d’autres incohérences apparaitraient :
- La position du camp n’aurait pas été décrite par César comme « assez mauvaise et en pente douce[xviii] » ;
- La pente du terrain autour du camp n’aurait pas été qualifiée de « défavorable[xix] » pour les Romains, bien au contraire.
- Le contournement du mont Réa par les 60 000 fantassins de Vercassivellaunos n’aurait pas pu se faire sans attirer l’attention des légionnaires présents dans le camp ;
En réalité, d’une part la géographie interdit un camp sur les pentes du Réa, et d’autre part le récit de César interdit un camp au sommet de celui-ci. Nous sommes là dans une impasse complète.
3 - Les lieux escarpés que tentent d’escalader les assiégés gaulois
Traduire « loca praerupta »par les hauteurs ?
On retrouve une première trace en français du sens du mot praerupta dans l’expression « rupture de pente », modification brutale du relief ; une seconde trace se trouve dans le mot « précipice » où « pré » équivalent du prae latin donne l’idée de verticalité sans indication de hauteur là non plus ;
La confirmation de ces deux notions se trouve dans le dictionnaire Gaffiot, référence des traducteurs, qui donne à praeruptus le sens de « taillé à pic, escarpé, abrupt », sans autre mention. La notion d’escarpement est renforcée par le verbe ascendo : « gravir, escalader ».
Ainsi le texte latin dit non pas que les assiégés Gaulois cherchent à gravir des hauteurs mais qu’ils tentent d’escalader « des lieux à pic » ou « escarpés ». Il convient donc de les trouver.
Où sont les lieux escarpés à Alise ?
Si l’on calcule la pente entre le bas de la montagne de Flavigny et le bas du sursaut qui borde le plateau, on obtient un maximum de 20% sur une distance de 500 mètres. Le sursaut lui-même fait au maximum, sur une distance de 80 mètres de long, 60% de pente. Ainsi, peut-on parler de lieux abrupts pour le flanc nord de la montagne de Flavigny ?
Pourquoi attaquer au sud ?
Le Muséoparc : « Pendant que la bataille fait rage au nord, les assiégés attaquent la contrevallation dans la plaine. Comme ils ne parviennent pas à percer dans la zone centrale, ils se déplacent vers le sud. Ils rencontrent un certain succès, mais César finit par les repousser[xx]. » Aucune mention n’est faite des lieux escarpés ! De plus, cette tactique d’attaque par le sud se heurte à de graves difficultés :
- La sortie des assiégés, comme on l’a vu, a été décidée lorsque ceux-ci ont aperçu un contingent gaulois s’approcher du camp nord. Cette sortie a donc évidemment pour but de venir en aide au contingent. Alors pourquoi attaquer au sud, quand la bataille décisive se déroule au nord ?
- L’attaque a lieu là où est placé le camp de César, donc là où les défenses sont certainement renforcées : « Le camp A apparaît donc comme le mieux protégé du dispositif césarien[xxi]. »
- C’est là où l’on peut s’attendre à la présence de nombreux contingents romains, présence due à l’établissement du camp de César sur cette colline.
Il y a donc au moins trois raisons et trois raisons majeures, pour que la tactique prêtée aux Gaulois à cette occasion soit erronée : les assiégés sont censés attaquer au point opposé du lieu crucial de la bataille, à l’endroit le plus protégé et le mieux défendu des lignes romaines !
Placer les escarpements ailleurs ?
Une fois éliminée une attaque par le sud, il reste à trouver autour d’Alise-Sainte-Reine un emplacement où les assiégés gaulois puissent à la fois :
- Mettre un temps les Romains en difficulté : « Ils font à l’aide de faux une brèche dans la palissade et le parapet[xxii]. »,
- Sans franchir les lignes romaines de plaine : « Les assiégés ramènent leurs troupes du retranchement qu’elles attaquaient[xxiii]. »
- Et en tentant d’utiliser un passage particulièrement escarpé : « loca praerupta ».
Cette triple possibilité n’existe pas.
CONCLUSION
Les tactiques romaine et gauloise appliquées au terrain d’Alise nous donnent donc des résultats pour le moins décevants :
- Une plaine trop grande dont la rivière forme un obstacle militaire interdisant des batailles de cavalerie ;
- Une montagne au nord-ouest et non au nord, où un camp jouerait un rôle tactique absurde et inexplicable ;
- Des « lieux escarpés » certes en pente mais sans aucun escarpement ni à-pic, localisés en un endroit du site qui reste incompréhensible dans le cadre de la tactique gauloise.
Ainsi l’étude critique de la topographie d’Alise sur les 3 points où la tactique y est fortement associée ne permet pas d’y reconnaître le site de l’Alésia antique.
NOTES ET REFERENCES
[i] Napoléon III, La Guerre des Gaules de César, réédition Errance, Paris, 2001, planche 23.
[ii] Michel Reddé, Siegmar von Schnurbein (dir.) et coll., Fouilles et recherches franco-allemandes sur les travaux militaires romains autour du mont Auxois (1991-1997), Mémoire de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 2001, planche hors-texte 3 et 18.
[iii] Siège d’Alésia, in Michel Reddé, Siegmar Von Schnurbein (dir.) et coll., op. cit., planche hors-texte 4.
[iv]Le module de la Brenne à Montbard est de 7,87 m3/s. En hydrologie, le module correspond au débit moyen inter annuel, c'est une synthèse des débits moyens annuels d'un cours d'eau sur une période de référence (au moins 30 ans de mesures consécutives). Par comparaison, le module de l’Oze à Darcey est de 2,55 m3/s.
[v] Siège d’Alésia, in Michel Reddé, Siegmar Von Schnurbein (dir.) et coll., op. cit., planche hors-texte 4.
[vi] B. G., VII, 86.
[vii] Entre autres : Napoléon III, La Guerre des Gaules de César, réédition Errance, Paris, 2001.P. 130 ; Constans Léopold-Albert, César, Guerre des Gaules, Editions Les belles lettres, 1954, p. 276, note 1 ; Le Gall Joël, La bataille d’Alésia, Paris, 2000, p. 88.
[viii] Reddé Michel et von Schnurbein Siegmar (dir.) et coll., Fouilles et recherches franco-allemandes sur les travaux militaires romains autour du mont Auxois (1991-1997), Mémoire de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 2001, 2 volumes.
[ix] Reddé Michel, Alésia, L’Archéologie face à l’Imaginaire, Hauts Lieux de l’Histoire,Errance, Paris,2003.
[x] B. G., VII, 79.
[xi] Le calcul de la surface minimale est 2 km x 3 km = 6 km2, ce qui correspond à 750 m2 par cavalier !
[xii] B. G., VII, 80.
[xiii] Archéologia hors-série n° 14, avril 2012, Muséoparc Alésia, pp.14 à 17.
[xiv] Pour rappel, le module de l’Oze à Darcey est de 2,55 m3/s.
[xv] Archéologia hors-série n° 14, avril 2012, Muséoparc Alésia, p. 17.
[xvi] Archéologia hors-série n° 14, avril 2012, Muséoparc Alésia, pp.14 à 17.
[xvii] B. G., VII, 83.
[xviii] Ibid.
[xix] B. G., VII, 85.
[xx] Archéologia hors-série n° 14, avril 2012, Muséoparc Alésia, p. 17.
[xxi] Reddé Michel et von Schnurbein Siegmar (dir.) et coll., Fouilles et recherches franco-allemandes sur les travaux militaires romains autour du mont Auxois (1991-1997), Mémoire de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, Paris, 2001, 1, p.283.
[xxii] B. G., VII, 86.
[xxiii] B. G., VII, 88.